Depuis qu'il avait endossé son bel habit, Indigo découvrait un autre monde. De pilote anonyme, il était devenu VIP.
Son arrivée au Relais Duncan, par exemple, ne ressemblait en rien à la monotonie habituelle des retours d'exploration. Accompagné dès son arrivée par de multiples hôtesses aux petits soins, installé confortablement dans une suite de prestige, il découvrait à chaque séjour une petite attention, un petit présent, une invitation. En quelques séjours, il s'était fait un nom et une solide réputation.
Il n'était pas question, dans ce monde policé et convenu de l'aristocratie, de faire ripaille et orgie à chaque escale. L'alcool ne procurait aucun avantage du point de vue psychologique, et le sommeil était à la base de sa santé mentale.
Ses matinées étaient consacrées à l'étude de la géomorphologie de l'Univers. Après le déjeuner, une séance de cor méditatif l'occupait jusqu'au goûter, puis il participait avec entrain aux tournois de whist jusqu'au dîner. L'assistance n'était pas nombreuse sur Pandanergy, mais la compagnie était de qualité.
Il était convié ce soir à une dégustation de tapas marins. Quelques rares toast à la baleine circulaient, que de riches amateurs réglaient rubis sur l'ongle à l'unité. Un oligarque japonais les consommait deux à deux, "en sandwich" déclamait-il à qui voulait l'entendre, mais personne ne s'intéressait à lui.
Indigo, au contraire, attirait tous les convives. Chasseur de baleine stellaire, quelle aventure, quel courage, quelle folie ! De jeunes adolescents transis venaient lui demander maladroitement de les embaucher, en se cachant de leurs parents. Plusieurs jeunes femmes, belles sous tous rapports, lui proposèrent de la compagnie durant cette expédition. Il déclinait poliment, prétextant d'un manque de place récurrent à bord du Derviche. Il imaginait l'état psychologique de son interlocutrice après 2 jours d'espace seulement, et cela ne le faisait qu'à peine sourire.
- Que font les autres baleiniers ? demanda une riche héritière manifestement soucieuse de l'avancement du projet.
- Ils se préparent, Madame, croyez-bien que ce genre de voyage ne s'improvise pas.
- Mais pourquoi ne viennent-ils pas ici ?
- Il est hélas dans ce vaste monde des impératifs qui nous gouvernent, Madame. Je vais moi-même devoir m'absenter quelques jours.
- Mais enfin, c'est inconcevable ! Si vous prenez du retard, vous ne verrez jamais la queue de la moindre baleine.
- Rassurez-vous Madame, et soyez patiente, je comprends bien vos intérêts, mais il n'est pas encore l'heure des dividendes. Nous cherchons des réponses, comprenez-vous, la vérité sur l'homme. Nous ignorons tout de cette vérité. Peut-être allons nous trouver Dieu ?
Elle se signa de toutes les manières possible dans toutes les religions, ce qui était un peu long, mais plus ridicule depuis plusieurs siècles dans le beau monde.
- Mes Dieux, pardonnez mon impatience !
- Qu'il vous entendent, Madame, qu'il vous entendent...
Sur ce, il avala trois tapas et exécuta au cor et à capella un célèbre cantique à la gloire des marins :
ILS REVIENNENT ENCORE A L'HEURE DES MAREES
S'ASSEOIR SUR LE MURET LE LONG DE LA JETEE
ILS REGARDENT ENCORE AU DELA DE BREHAT
RESPIRANT LE PARFUM DU VENT QUI LES APPELLE
MAIS S'IL EST REVOLU LE TEMPS DES TERRE NEUVAS
LA RACE DES MARINS CHEZ NOUS NE S'EN VA PAS
REFRAIN (au Cor)
LOGUIVY DE LA MER, LOGUIVY DE LA MER
TU REGARDES MOURIR LES DERNIERS VRAIS MARINS
LOGUIVY DE LA MER AU FOND DE TON VIEUX PORT
S'ENTASSENT LES CARCASSES DES BATEAUX DEJA MORTS
ILS ONT CONNU LE TEMPS OU LA VOILE ETAIT REINE
ILS PARLENT DES HAUBANS DES FOCS ET DES MISAINES
DE TOUT CE QUI A FAIT LE CHARME DE LEUR VIE
ET QU'ILS EMPORTERONT AVEC EUX DANS L'OUBLI
MAIS S'IL EST REVOLU LE TEMPS DES CAP-HORNIERS
IL RESTE ENCORE CHEZ NOUS D'LA GRAINE D'AVENTURIERS
REFRAIN
JE N'AI JAMAIS SU DIRE CE QUE DISENT LEURS YEUX
PERDUS DANS CES VISAGES BURINES PAR LE VENT
CES BEAUX VISAGES D'HOMMES CES VISAGES DE VIEUX
QUI SAVENT ENCORE SOURIRE ET DIRE A NOS VINGT ANS
REMETTEZ VOS CABANS ET ROMPEZ LES AMARRES
ALLEZ Y DE L'AVANT ET TENEZ BON LA BARRE